Pouvoir de la télévision : le jeu de la mort, l’expérience des chocs électriques, par Jean-Léon Beauvois

Jeu télévisé (« Zone Xtreme ») : Faire obéir les « participants » avec Milgram

Jean-Léon Beauvois, l’un des meilleurs spécialistes de la manipulation, étudie comment l’individu succombe à l’ère de la communication.

Dans cet article publié le 15/02/2010 « Téléréalité » : bientôt la mort en direct ? – Le pouvoir de la télévision : le jeu de la mort, l’expérience des chocs électriques,  Jean-Léon Beauvois :

  • rappelle les recherches de Milgram, leur contexte,
  • traite de la transposition de la célèbre expérimentation de Stanley Milgram dans le contexte d’un jeu télévisé,
  • montre que la télévision sécrète un vrai pouvoir prescriptif au moins aussi fort que celui de la science dans les années 60.
  • Cette nouvelle Télé-réalité s’inspire des expériences de Stanley Milgram sur la soumission à l’autorité, expériences déjà relayées dans le film « I comme Icare ». Selon lui et les conclusions de cette transposition,  les dérives télévisuelles (jeux, téléréalité) pourraient un jour conduire à faire un spectacle de « la mort en direct ».
    Rappelons que cet homme a associé à sa carrière universitaire d’enseignant et de chercheur un souci de défense et de vulgarisation de la psychologie sociale expérimentale. Il a souvent élargi les propositions de cette discipline à l’analyse des faits politiques et sociaux.

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    Les recherches de Milgram

    Le paradigme. Milgram concocta un paradigme étonnant qu’il testa au début des années 60 et dont il entreprit les premières explorations.

    Des américains moyens contactés par annonces dans la presse venaient au laboratoire pour participer à une recherche sur l’apprentissage. Arrivés, ces « sujets expérimentaux » constataient qu’ils étaient deux à avoir été convoqué ensemble. Ils ignoraient que l’autre « sujet » était en fait un comédien, complice de l’expérimentateur. Ils apprenaient que la recherche à laquelle ils allaient participer portait sur les effets des punitions sur la mémoire. L’un d’entre eux devrait apprendre une liste de mots couplés (par ex. ciel-bleu …) et il devrait ensuite, après audition de l’un des deux mots, reconnaître le second présenté avec trois autres mots ayant une fonction de parasites (pour bleu : compteur, ruban, ciel, yeux).

    Ils apprenaient aussi que chaque erreur entraînerait une punition : un choc électrique, et que les chocs augmenteraient régulièrement, de 15 jusqu’à 450 volts à la trentième erreur. La machine à punir portait des mentions indiquant la gravité des chocs, de « choc léger » à « attention, choc dangereux » pour finir par un énigmatique XXX (pour 435 et 450 volts).

    Suite à un tirage au sort truqué (les deux cartes à tirer portaient le même mot : professeur), le comédien se voyait attribuer le rôle « d’élève » devant réaliser l’apprentissage dans une pièce annexe tandis que le sujet « naïf » se voyait attribuer le rôle de « professeur » devant lire les mots, recevoir les réponses et donc punir avec des chocs électriques de plus en plus forts en cas d’erreur. Les réponses du complice, qui ne recevait évidemment aucun choc, étaient programmées pour que les (soi-disant) punitions puissent aller jusqu’à 450 volts. La séance commençait. Dans la situation qu’on dira « canonique », l’élève-comédien était dans une autre pièce, séparé du professeur-sujet par une cloison : on ne le voyait donc pas, mais on l’entendait. En effet, les réactions de l’élève (pré-enregistrées) allaient d’un léger gémissement (à 75 volts) à des cris de douleur et de désespoir accompagnés du désir d’arrêter l’expérience. Après 330 volts, il cessait même de répondre et, bientôt, le professeur ne l’entendait plus. On pouvait tout imaginer, notamment en envoyant les chocs XXX. Si le professeur manifestait sa réprobation ou son envie d’arrêter, l’expérimentateur disposait d’une série d’injonctions pour l’amener à obéir et à continuer (« continuez, professeur ; l’expérience exige que vous continuiez »…). Dans cette situation canonique, Milgram observa que plus de 60% des sujets (62,5 % très exactement) allaient jusqu’au bout et envoyaient la décharge de 450 volts. Ils ne le faisaient certainement pas dans la joie. La plupart d’entre eux exprimaient leur souffrance, voire leur désir d’en finir, mais, les injonctions de l’expérimentateur étant ce qu’elles étaient, ils obéissaient.

    Les variantes. Ce résultat canonique ne suffisait pas à valider la position situationniste de Milgram. On aurait en effet pu mettre les résultats sur le compte d’une supposée « tendance sadique propre à l’homme » qui n’attend qu’une occasion pour s’exprimer, certains l’exprimant plus facilement que d’autres, ce qui serait revenu à nier le poids spécifique de la situation. Il fallait donc encore montrer qu’avec des sujets équivalents (entendre : pris dans une population statistiquement identique), le taux d’obéissance variait jusqu’à tendre vers 0 dans certaines situations. Milgram mit donc en œuvre des variantes donnant lieu, avec des sujets comparables, à moins d’obéissance. Dans la variante7, après avoir donné les directives, l’expérimentateur quittait la salle. Le taux d’obéissance ne fut que de 20%. Dans la variante11, les sujets fixaient eux-mêmes le niveau de choc qui convenait. Aucun n’alla au-delà de 165 volts. […] Ceci pour ne citer que quelques variantes. Milgram en décrit une vingtaine dont les résultats permirent d’aboutir à une conclusion essentielle : les sujets de l’expérience canonique n’étaient pas des sadiques, ni à titre individuel, ni à titre de « représentant de l’humanité ». Dans une autre situation, ils se seraient comportés tout autrement. C’était donc bien la situation dans laquelle ils s’étaient trouvés qui les avait conduits à tant d’obéissance. Peut-on caractériser cette situation ? Sans doute : être face à un scientifique représentant une institution valorisée : la science, donc pourvu d’une autorité « légitime », une autorité physiquement présente, consistante (sans aucun doute sur ce qui doit être exigé), au comportement pressant (injonctions) ; une victime qui n’est pas trop proche. Dans cette situation, un individu « standard » (Monsieur tout le monde, homme ou femme, ouvrier ou cadre…), bref vous ou moi, peut être amené à torturer un pair jusqu’à peut-être même le tuer.

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    Le Point.fr nous livre dans un article publié le 16/03/2010, « Jean-Léon Beauvois : « La télévision est un totalitarisme tranquille », les propos recueillis auprès de cet illustre enseignant-chercheur en psychologie sociale.

    Lepoint.fr : Dans ce documentaire, vous montrez des gens ordinaires en train de commettre une atrocité. Comment se fait-il que la plupart aient accepté d’être montrés à l’antenne ? Le bon sens voudrait qu’ils craignent les réactions de leurs proches, de leurs collègues, de leurs voisins, des passants dans la rue…
    Jean-Léon Beauvois : Il faut se méfier du bon sens en psychologie sociale. En fait, ces personnes se sentent parfaitement associées à ce projet. Elles adhèrent à l’idée qu’il faut faire quelque chose contre la télé-réalité.

    Christophe Nick suggère que tout est prêt en France pour qu’un jeu télévisé s’organise autour de la mise en danger de la vie d’un être humain. Pensez-vous vraiment qu’on en soit là, en France, quand le CSA brandit le carton jaune à la moindre occasion et que les films d’épouvante sont rejetés des plages horaires de grande écoute pour ne pas choquer les mineurs ?
    Le CSA a laissé passer tout ce qui prédispose à ce qu’un meurtre soit au coeur d’un divertissement. Pourquoi, soudain, réagirait-il avant ? J’espère, en tout cas, que ce film bouleversera les consciences.